Un rapide tour d’horizon sur la causalité, la causalité probabiliste, le déterminisme, la liberté et la responsabilité

Conférence de Ted Honderich au Centre Cournot, Paris
Le 16 Octobre 2008, à 18 h 00
Translation by Edouard Guinet. There is also an English version of this quick tour.


LA CAUSALITÉ COMME CONNEXION CONDITIONNELLE

Frottez une allumette. Elle prend feu. Nous appelons cause et effet ces deux évènements. Qu’entendons-nous par là ?

1. Puisque  la friction de l’allumette (f) s’est produite dans cette situation précise - situation qui incluait notamment la présence d’oxygène – il s’en est suivi son inflammation (i). Pour le dire de manière abrégée, la friction appelait l’inflammation.

2. Si, dans cette situation précise – situation qui excluait notamment qu’on tînt l’allumette juste au-dessus de la flamme d’une autre allumette – la friction n’avait pas eu lieu, l’inflammation ne s’en serait pas suivi. La friction était requise pour l’inflammation.

Ces deux espèces de connexions conditionnelles, chacune dépendant de cette  situation précise du monde réel, sont applicables à partir de chaque  évènement  considéré dans cet éventail d’évènements que nous appellerons circonstance causale de l’inflammation. Une circonstance causale (cc) incluait l’événement que, pour telle ou telle raison, nous mettons en exergue et appelons cause – en l’occurrence, la friction (f).

3. Mais il y a également une autre espèce de connexion conditionnelle, indépendante celle-là, entre cc et l’inflammation. Étant donné que cc s’est produite, l’inflammation se serait produite, quelle qu’eût été la situation. En d’autres termes, puisque cc a eu lieu, quoi qu’il eût alors pu arriver d’autre, i aurait de toute façon eu lieu. En abrégé, la circonstance causale a rendu l’inflammation nécessaire.

4. Etant donné que i s’est produit, cc aurait de toute façon pris place auparavant, en l’absence d’une autre circonstance causale pour i. La circonstance causale cc fut nécessaire pour i.

Cette théorie des conditions indépendantes pour les effets standards, au fondement de toutes les connexions du monde réel, n’est pas exposée à l’importante objection que l’on peut opposer à la théorie humienne de la causalité comme régularité ou conjonction constante – cette théorie qui, pour le dire vite, fait de la nuit dernière l’effet de la journée précédente,  au motif que les nuits succèdent régulièrement aux journées. Dans le cadre de la théorie conditionnelle, il n’est pas justifié de dire qu’hier a causé la nuit dernière. La nuit passée ne se serait pas produite quoi qu’il eût pu arriver d’autre en plus d’hier : ainsi, la nuit passée n’aurait pas eu lieu si les conditions solaires s’étaient modifiées à la fin de la journée précédente.

La théorie conditionnelle de la causalité n’est pas davantage exposée aux objections faites contre la théorie de David Lewis sur les contrefactuels exprimés en termes de mondes possibles.


LA CAUSALITÉ PROBABILISTE

On dit généralement que la thèse centrale du probabilisme – peu importe la manière dont on la comprend – est que les causes augmentent la probabilité que leurs effets se produisent. En termes généraux, disons que A cause B ssi P(B/A) > P(B/non-A).

Disons mieux :un événement A cause un événement B ssi A rend B plus probable que ce ne serait le cas avec non-A, toutes choses étant égales par ailleurs, et ce, même si A rend B à peine probable. 

Contre cette idée, fort bien exposée dans un article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy par Christopher Hitchcock, l’un de ses défenseurs, nombre d’objections peuvent être soulevées.

(i) On estime généralement, même si on peut se laisser tenter par une interprétation répandue de la Théorie Quantique, qu’une fois l’allumette craquée, la situation étant ce qu’elle était, elle devait s’enflammer. L’inflammation devait nécessairement se produire. Si l’allumette n’avait pas pris feu, nous ne nous serions pas dit que, si elle s’était allumée, c’eût été sans nécessité ; nous nous serions bien au contraire dit que quelque chose faisait défaut dans la situation où elle ne s’était pas allumée. Par conséquent, la réponse la plus simple au probabilisme – réponse assez imparable à mes yeux, car elle s’harmonise aussi bien à notre conception commune de la causalité  qu’à la réalité des choses, c’est de pointer le peu de cas que le probabilisme fait de la proposition de la nécessité des effets.

(ii) Une autre chose bien connue au sujet du probabilisme, mais qui ne retient généralement pas suffisamment l’attention, c’est qu’il n’explique nullement pourquoi certains événements, assurément des événements d’une probabilité inférieure à 1, ont effectivement lieu. Il n’est nullement expliqué pourquoi l’événement s’est effectivement produit, ce qui est à distinguer du caractère probable de cet événement. Il n’est pas exagéré de dire que, dans cette façon de voir les choses, la réalité est un profond mystère. Cette conception est fort éloignée de la causalité, prise en son sens le plus courant.

(iii) Les interprétations indéterministes des mathématiques de base ou du formalisme de la Théorie Quantique sont un fatras indémêlable. C’est une chose qu’admettent, en des termes certes plus policés, ceux des philosophes et des théoriciens des sciences (dont certains scientifiques) qui sont les plus friands d’interprétations. L’incohérence, l’étrangeté et les mystères de ces interprétations sont tolérés comme un effet malheureux mais inévitable de la juste hégémonie des sciences. Il ne peut suffire de dire que la théorie « marche ». La mécanique classique marchait. Des théories incohérentes peuvent marcher.

(iv) N’étant pas moi-même physicien, je suis néanmoins capable de suivre les principales interprétations de la Théorie Quantique, telles qu’elles sont exposées par les physiciens à l’attention des profanes. Ce qu’on peut lire, si ce n’est noir sur blanc, du moins entre les lignes, c’est que les items considérés comme des non-effets ont de fortes chances d’être aussi des non-événements. Le déluge d’idées déversé pour penser ces non-effets concerne des items qui ne verront jamais le jour. A l’inverse, le déterminisme se refuse à endosser une théorie qui considèrerait les propositions, les nombres, ou toute autre entité abstraite comme étant autant d’effets ; et vous aurez du mal à trouver un tenant du déterminisme pour envisager que le nombre 1, et non pas ses inscriptions matérielles, soit un effet.

(v) Les partisans de l’indéterminisme sont face à un dilemme. Étant donné le fait du macro-déterminisme, qui comprend notamment le macro-déterminisme du cerveau,  au mieux le micro-déterminisme est strictement sous-jacent,  ou bien il se trouve annulé d’une manière ou d’une autre, et, en tout état de cause, il ne se répercute pas au niveau du macro-monde. Par conséquent, le micro-indéterminisme est , semble-t-il, soit faux, soit dénué de pertinence.

(vi) Il est parfois avancé, sur la base d’interprétations de la Théorie Quantique, que des événements dont nous avons la certitude qu’ils causent le cancer seraient en fait indéterminés et non nécessités. Par conséquent, à moins de nous rallier à une conception probabiliste de la causalité, nous devrons être agnostiques au sujet de prétentions causales pourtant justifiées. Si la causalité se réduit à si peu, ou devait se réduire à si peu dans l’hypothèse où elle existerait,  alors, disons-le tout net : quand on prétend expliquer des événements par des événements antérieurs , sans faire intervenir le moins du monde l’idée de nécessité, c’est que ces événements antérieurs ne sont tout bonnement pas des causes, quoi qu’on puisse dire par ailleurs à leur sujet. Peu importe au fond qui fait usage du mot « cause », et d’autres mots apparentés ; il importe en revanche qu’on dispose, pour ces concepts, de distinctions claires, de preuves adéquates, etc.

(vii) Certains probabilistes prétendent tirer argument de la proposition selon laquelle fumer ne cause pas toujours le cancer ; ou  encore, de la proposition, pour reprendre notre exemple du début, que les événement s du type f ne causent pas toujours des événements du type i. Il en concluent que la tabagie ne cause le cancer que dans la mesure où elle en accroît la probabilité, de la même façon que f est réputé rendre i plus probable. Cet argument est peut-être séduisant, mais il ne réfute en rien notre théorie des conditions indépendantes. Notre théorie en effet affirme seulement que f appelle i et non pas que f rend nécessaire i.

(viii) On reproche à la théorie des conditions indépendantes d’être complexe, en regard de la simplicité présumée de la théorie de David Hume. On suppose, de manière peu flatteuse selon moi, qu’un philosophe aussi précis que Hume pensait vraiment que la cause représentée par la friction de l’allumette est toujours suivi de l’effet qu’est l’inflammation. J’ai du mal à croire qu’il en soit ainsi, en dépit de ses propos lapidaires sur le sujet. Quoi qu’il en soit, le reproche de complexité fait à notre théorie n’est guère sérieux, notamment si l’on songe au fait que n’importe quelle théorie probabiliste de la causalité est tout aussi complexe.

(ix) Les tenants du probabilisme font mine de supposer que les jugements de probabilité ne portent pas sur la causalité, mais sur une espèce d’explication indépendante. Prenez quatre frères, tous de gros fumeurs ; trois d’entre eux meurent à la suite d’un cancer ; quant au quatrième, il n’a pas l’air vaillant. Si l’on devait formuler un énoncé de probabilité pour étayer une prédiction, hélas bien triste, à son sujet, sur quoi, d’après vous, un tel raisonnement peut-il s’appuyer, si ce n’est sur un raisonnement causal proche de ce que nous avons esquissé plus haut ? Certes, à tout prendre, un tel énoncé de probabilité est logiquement compatible avec l’idée que Dieu puisse se mettre tout à coup en colère contre une famille intempérante, et décrète une mort qui, sans cela, ne se serait pas produite aussi tôt. Mais je ne pense pas me tromper en disant que la majorité d’entre nous fonde plutôt ses jugements de probabilité sur des raisonnements causaux tout à fait ordinaires. De tels raisonnements s’adossent à l’image que nous nous faisons d’une espèce de circonstance causale en amont d’un effet, et emploient la connaissance au moins partielle que nous avons d’elle.

(x) La théorie de la causalité probabiliste fait face à un certain nombre de difficultés. Prenez le cas d’un golfeur qui fait un coup lamentable ; la balle se dirige vers les taillis. La probabilité de mettre la balle dans la trou en un seul coup est moindre qu’avec une superbe trajectoire de balle. Pourtant, voici que la balle rebondit contre un arbre et finit pile dans le trou. La causalité probabiliste tient que le mauvais coup n’est pas la cause de ce sans-faute. Certes, toutes les théories se heurtent à des difficultés ; mais la causalité probabiliste exige vraiment trop d’épicycles et de contorsions pour faire face à ses difficultés.

(xi) Dernier problème : la direction (ou priorité, ou asymétrie) causale. Les causes expliquent et font arriver leurs effets; à l’inverse, les effets n’expliquent ni ne font arriver leurs causes. Pour le dire encore plus vite,  je suis frappé de voir combien l’explication que la théorie des conditions donne de cette asymétrie est plus convaincante que les explications avancées dans le cadre de la causalité probabiliste.


DÉTERMINISME

Il existe une théorie du déterminisme adéquate à l’homme – un déterminisme tenant compte de nos choix, décisions, et autres antécédents de nos actions. Une telle théorie s’appuie sur une conception adéquate de la causalité, disons une causalité sous l’angle des connexions conditionnelles. Elle s’appuie également sur une théorie appropriée de la conscience, et de ses relations avec le cerveau.  Cette théorie comprend trois parties. (1) Les événements conscients sont connectés, conformément à certaines lois, à des événements neuraux simultanés, mais ne se confondent pas avec eux. Ces deux types d’événements sont connectés l’un à l’autre d’une manière qui ne diffère de la connexion causale que par la simultanéité ; nous pouvons dire qu’ils forment des paires psychoneurales. (2) Ces paires sont des effets de certaines séquences causales composées de circonstances et d’effets. (3) Les actions sont des effets de séquences causales prenant leur source dans des paires psychoneurales.

Les neurosciences classiques fournissent les preuves les plus implacables en faveur de cette théorie.


LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ

La tradition du compatibilisme dans la philosophie anglaise et américaine promeut le volontarisme comme conception la plus solide de la liberté, qui peut s’énoncer comme suit : nous sommes libres quand nous faisons ce que nous voulons, quand nos agissements sont l’effet d’une causalité interne plutôt qu’externe. Par conséquent nous sommes libres quand nous ne sommes pas en prison, ni contraints en quelque manière que ce soit. La tradition adverse, celle de l’incompatibilisme, conçoit la liberté comme libre-arbitre ou origination, autrement dit comme le fait d’initier une action qui, même avec des conditions parfaitement identiques, aurait pu être tout autre – l’initiation n’étant pas causée, mais, étrangement,  sous le plein contrôle de l’agent. 

Ainsi, le compatibilisme affirme que liberté et déterminisme co-existent. Le déterminisme est logiquement compatible ou cohérent avec la liberté, ainsi qu’avec le fait totalement indissociable de la responsabilité. Le déterminisme est compatible avec notre conception la plus enracinée de la liberté, mais aussi avec notre propension à tenir les gens pour responsables de leurs actes.  L’incompatibilisme, au contraire, tient que le déterminisme ne peut co-exister avec la liberté ; il est logiquement incompatible avec la liberté et la responsabilité.

A mon avis, et un nombre croissant de philosophes penchent en ce sens, le compatibilisme et l’incompatibilisme, dont tant et tant de preuves ont été avancées, sont tout deux également susceptibles d’être réfutés – et ce, en raison du présupposé qu’ils partagent, d’après lequel nous nous fions à une seule conception de la liberté et de la responsabilité, alors que tout indique, au contraire, que nous nous tournons tantôt vers la liberté comme volontarisme et tantôt vers la liberté comme origination. Ces deux approches nourrissent des attitudes telles que l’espoir en l’avenir et des institutions telles que l’administration étatique des droits et des punitions. Pour le dire d’un mot, ce qui est ici validé est donc plutôt ce qu’on peut appeler l’attitudinisme.

Il m’est apparu que le vrai problème du déterminisme n’est pas tant de savoir, du compatibilisme et de l’incompatibilisme, lequel est vrai, que de résoudre le problème pratique suivant : comment pouvons-nous parvenir à abandonner notre conception de la liberté comme origination et les attitudes afférentes concernant la responsabilité ?

Il me semble souhaitable d’ajouter une dernière pensée. Il n’est peut-être pas possible de nous empêcher  d’éprouver le sentiment d’avoir joui d’une certaine indépendance au cours de notre vie,  qui nous en rend en quelque sorte comptables. Il ne s’agit pas là d’origination, mais d’un effort pour justifier le statut que nous estimons être le nôtre, qui nous distingue des autres choses sujettes au déterminisme.

Cette indépendance peut tenir au type de schème explicatif spécifique qui vaut pour ces segments causaux (pris dans des séquences causales plus longues) qui participent du cours de notre existence neurale. Elle est peut-être aussi redevable d’une conception renouvelée de la conscience, prenant fond sur une conception externaliste de la conscience perceptuelle, en tant qu’elle est faite de mondes de conscience perceptuelle. Ces mondes dépendent de notre activité neurale, comme du micro-monde qui leur est sous-jacent. Nous créons en quelque sorte la réalité, ou de moins nous y contribuons. Il vaut aussi la peine, pour finir, de nous rappeler, grâce à Kant et quelques autres, que notre liberté peut aussi prendre le sens d’un agir juste, conforme au Principe d’Humanité, par contraste avec une conduite sujette aux désirs du moi.


Suggestions de lectures sur la causalité probabiliste :
Christopher Hitchcock, 'Probabilistic Causation', Stanford Encyclopedia of Philosophy, http://plato.stanford.edu/ Sept 6, 2002.
Ellery Eells, Probabilistic Causality, Cambridge University Press, 1999.
Paul Humphreys, The Chances of Explanation, Princeton University Press, 1989. David Lewis, Philosophical Papers, Vol. 2, Oxford University Press, 1986.
John Mackie, The Cement of the Universe, Oxford University Press, 1974.
Hugh Mellor, The Facts of Causation, Routledge, 1995.
Wesley Salmon, 'Probabilistic Causality', Pacific Philosophical Quarterly, 1980. Brian Skyrms, Causal Necessity, 1980.


Publications de Ted Honderich sur la causalité, le déterminisme, la liberté, etc. :
Êtes-vous libre? Le problème du déterminisme, Syllepse, 2008
How Free Are You? The Determinism Problem, 2nd ed. Oxford University Press 2002
On Determinism and Freedom, Edinburgh University Press, 2005
A Theory of Determinism: the Mind, Neuroscience and Life-Hopes, OUP, 1988, dont les chapitres 1 à 6 ont donné Mind and Brain et les chapitres 7 à 10 The Consequences of Determinism, OUP, 1990
On Consciousness, EUP 2004
Anthony Freeman, ed., Radical Externalism: Honderich's Theory of Consciousness Discussed, Imprint Academic, 2006
Punishment: The Supposed Justifications Revisited, Pluto 2005
Articles sur la causalité :  http://www.homepages.ucl.ac.uk/~uctytho/

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